Ici, c’est l’auteur en personne qui semble entrer dans une spirale infernale : il joue d’ailleurs lui-même sur une réputation, peut-être usurpée, allez savoir, de consommateur de sexe, d’alcool et de drogues variées.
Plusieurs thèmes traversent cet ouvrage auquel, je l’avoue bien volontiers, je n’ai pas compris grand-chose, mais enfin.
Le premier est l’état des lieux que dresse le narrateur à l’approche de la quarantaine, au cours d’un repas avec ses voisins friqués. Le constat est très amer : Quand nous nous sommes assis pour dîner, j’ai fait l’inventaire des personnes qui se trouvaient dans la pièce, et ce qui restait de ma bonne humeur s’est évanoui quand j’ai constaté combien j’avais peu de choses en commun avec eux – les papas à carrière, les mamans responsables et zélées – et j’ai été rapidement envahi par la terreur et la solitude. Je me suis fixé sur le sentiment de supériorité suffisante qu’affichaient les couples mariés et qui saturait l’atmosphère – les croyances partagées, la douce apathie satisfaite, c’était dans tous les coins – en dépit de tout célibataire vers qui diriger tout ça. J’ai conclu avec une irrévocabilité pénible que le temps du tout est possible était terminé, faire ce qu’on veut, quand on veut, c’était de l’histoire ancienne. Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y rester. Et j’ai supposé – puisque j’étais l’élément rapporté le plus récent dans ce groupe et que je n’avais pas encore été parfaitement et complètement initié à ses rites – que j’étais le solitaire, l’outsider, celui pour qui la solitude paraissait sans fin. Mon émerveillement devant la façon dont j’étais arrivé dans ce monde ne m’avait pas encore quitté. Amer constat… mais sans grande originalité, puisque tout le monde le fait un soir de cuite au passage de la trentaine comme de la quarantaine. Ou alors cet extrait était-il marqué par une ironie que je n’ai pas décelée.
Le deuxième, me semble-t-il, est un tableau de l’enfance et de l’éducation. Autant dire tout de suite que ce tableau est d’une noirceur absolue, en particulier lors de cette scène de goûter d’anniversaire : Tout le truc avait l’air parfaitement innocent – une fête d’anniversaire à grande échelle de plus, un autre caprice dispendieux – jusqu’à ce que je commence à remarquer que tous les enfants étaient sous médicaments (Zoloft, Luvax, Celexa, Paxil) qui provoquaient chez eux des mouvements léthargiques et les faisaient parler sur un ton monotone et dépourvu d’émotion. Et certains d’entre eux se rongeaient les ongles jusqu’au sang et il y avait un pédiatre sur place, « au cas où ». Ca peut toujours nous faire réfléchir à la manière dont les enfants d’aujourd’hui sont « sédatés », ou pacifiés de force. Rien de bien nouveau là-dedans, ni dans l’idée, ni dans l’écriture… sauf si l’on considère que ce constat n’est qu’une projection du propre état du narrateur-écrivain. A voir.
Dans la ligne directe du thème précédent c’est plus généralement de la filiation qu’il s’agit. L’ouvrage est dédicacé au père de l’auteur et l’histoire retrace en partie leurs conflits. Plus loin, le narrateur évoque son incapacité à reconnaître un enfant qu’il n’a pas voulu et dont il va finalement épouser la mère, des années plus tard, alors que son fils le considère comme un étranger, au vu de son attitude pour le moins étrange. Un roman fondé sur une trame oedipienne ? Je n’en sais rien. Je n’ose pas l’imaginer tant c’est tuant de banalité.
Mais cette autofiction, comme beaucoup d’autres, propose une réflexion sur le métier d’écrivain, ce qui peut renvoyer à l’aspect plus symbolique de ce récit totalement halluciné : La vie physique d’un écrivain est au fond condamnée à l’immobilisme et pour combattre cette contrainte, un monde tout autre et un moi tout autre doivent être construits chaque jour. Le problème auquel j’ai été confronté ce matin-là : il me fallait trouver une alternative paisible à la terreur de la nuit dernière. Et pourtant le demi-monde de la vie de l’écrivain encourage l’idée que le drame et la douleur et la défaite sont bons pour l’art : si c’était le jour nous en faisions la nuit, si c’était l’amour nous le transformions en haine, la sérénité devenait chaos, la gentillesse devenait vice, Dieu, le diable, notre propre fille, une putain. J’avais été démesurément récompensé pour ma contribution à ce processus et le mensonge de ma vie d’écrivain – une sphère close de la conscience, un lieu suspendu, hors du temps, où les contre-vérités se répandaient sur la blancheur de l’écran vide – s’infiltrait souvent dans cette partie de moi-même tangible et vivante. Au-delà du sujet de dissertation bateau (« La souffrance est-elle la condition nécessaire à la création artistique ? »), le récit serait donc une manière de retracer la porosité des mondes de l’écrivain, l’interpénétration de ses différents Moi. Ainsi voit-on, au cours de l’histoire, le Patrick Bateman d’American Psycho refaire surface dans la vie « réelle » de son auteur, ce dernier racontant d’ailleurs comment, au moment de l’écriture, il s’était senti « habité » par ce personnage, comme s’il avait écrit sous la dictée – mais doit-on le croire ? Non : De plus, Patrick Bateman était un narrateur notoirement indigne de confiance et si vous aviez réellement lu le livre, vous en veniez à douter que ces crimes aient été commis. Il y avait des indices insistants qu’ils n’existaient que dans l’esprit de Bateman. On aurait donc mal lu American Psycho, alors comment bien lire Lunar Park ?
C’est peut-être du pouvoir démiurgique de l’auteur qu’il est question, de sa capacité à créer des mondes, à les rendre réels par sa seule volonté. C’est sa foi qui fait exister et son seul regard suffit à modifier le monde qu’il observe et à nous convaincre de la réalité de ce monde… et je crois que c’est bien là le point faible de cette œuvre. Ce même genre de problématique a été abordé, de manière plus intéressante, comique, accessible par exemple, dans les ouvrages de Terry Pratchett, et surtout chez Neil Gaiman ( je pense en particulier à American Gods) avec le terrible constat du désenchantement du monde. Que deviennent les Dieux quand il n’y a plus personne pour croire en eux ? Bret Easton Ellis se prendra-t-il toujours pour un grand auteur tant qu’il y aura des gens (des fans-atiques ?) pour le lire ?
On a peut-être mal lu American Psycho mais, au moins, il subsistait une ambiguité sur le personnage alors que la personne, Bret Easton Ellis, ne permet pas cette ambiguité et ne laisse aucune place au doute, ou si peu. Si Bret Easton Ellis est un Dieu, nous avons peut être besoin des paravents de ses petits Jésus. Dieu n'a pas d'histoire.
Plusieurs thèmes traversent cet ouvrage auquel, je l’avoue bien volontiers, je n’ai pas compris grand-chose, mais enfin.
Le premier est l’état des lieux que dresse le narrateur à l’approche de la quarantaine, au cours d’un repas avec ses voisins friqués. Le constat est très amer : Quand nous nous sommes assis pour dîner, j’ai fait l’inventaire des personnes qui se trouvaient dans la pièce, et ce qui restait de ma bonne humeur s’est évanoui quand j’ai constaté combien j’avais peu de choses en commun avec eux – les papas à carrière, les mamans responsables et zélées – et j’ai été rapidement envahi par la terreur et la solitude. Je me suis fixé sur le sentiment de supériorité suffisante qu’affichaient les couples mariés et qui saturait l’atmosphère – les croyances partagées, la douce apathie satisfaite, c’était dans tous les coins – en dépit de tout célibataire vers qui diriger tout ça. J’ai conclu avec une irrévocabilité pénible que le temps du tout est possible était terminé, faire ce qu’on veut, quand on veut, c’était de l’histoire ancienne. Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y rester. Et j’ai supposé – puisque j’étais l’élément rapporté le plus récent dans ce groupe et que je n’avais pas encore été parfaitement et complètement initié à ses rites – que j’étais le solitaire, l’outsider, celui pour qui la solitude paraissait sans fin. Mon émerveillement devant la façon dont j’étais arrivé dans ce monde ne m’avait pas encore quitté. Amer constat… mais sans grande originalité, puisque tout le monde le fait un soir de cuite au passage de la trentaine comme de la quarantaine. Ou alors cet extrait était-il marqué par une ironie que je n’ai pas décelée.
Le deuxième, me semble-t-il, est un tableau de l’enfance et de l’éducation. Autant dire tout de suite que ce tableau est d’une noirceur absolue, en particulier lors de cette scène de goûter d’anniversaire : Tout le truc avait l’air parfaitement innocent – une fête d’anniversaire à grande échelle de plus, un autre caprice dispendieux – jusqu’à ce que je commence à remarquer que tous les enfants étaient sous médicaments (Zoloft, Luvax, Celexa, Paxil) qui provoquaient chez eux des mouvements léthargiques et les faisaient parler sur un ton monotone et dépourvu d’émotion. Et certains d’entre eux se rongeaient les ongles jusqu’au sang et il y avait un pédiatre sur place, « au cas où ». Ca peut toujours nous faire réfléchir à la manière dont les enfants d’aujourd’hui sont « sédatés », ou pacifiés de force. Rien de bien nouveau là-dedans, ni dans l’idée, ni dans l’écriture… sauf si l’on considère que ce constat n’est qu’une projection du propre état du narrateur-écrivain. A voir.
Dans la ligne directe du thème précédent c’est plus généralement de la filiation qu’il s’agit. L’ouvrage est dédicacé au père de l’auteur et l’histoire retrace en partie leurs conflits. Plus loin, le narrateur évoque son incapacité à reconnaître un enfant qu’il n’a pas voulu et dont il va finalement épouser la mère, des années plus tard, alors que son fils le considère comme un étranger, au vu de son attitude pour le moins étrange. Un roman fondé sur une trame oedipienne ? Je n’en sais rien. Je n’ose pas l’imaginer tant c’est tuant de banalité.
Mais cette autofiction, comme beaucoup d’autres, propose une réflexion sur le métier d’écrivain, ce qui peut renvoyer à l’aspect plus symbolique de ce récit totalement halluciné : La vie physique d’un écrivain est au fond condamnée à l’immobilisme et pour combattre cette contrainte, un monde tout autre et un moi tout autre doivent être construits chaque jour. Le problème auquel j’ai été confronté ce matin-là : il me fallait trouver une alternative paisible à la terreur de la nuit dernière. Et pourtant le demi-monde de la vie de l’écrivain encourage l’idée que le drame et la douleur et la défaite sont bons pour l’art : si c’était le jour nous en faisions la nuit, si c’était l’amour nous le transformions en haine, la sérénité devenait chaos, la gentillesse devenait vice, Dieu, le diable, notre propre fille, une putain. J’avais été démesurément récompensé pour ma contribution à ce processus et le mensonge de ma vie d’écrivain – une sphère close de la conscience, un lieu suspendu, hors du temps, où les contre-vérités se répandaient sur la blancheur de l’écran vide – s’infiltrait souvent dans cette partie de moi-même tangible et vivante. Au-delà du sujet de dissertation bateau (« La souffrance est-elle la condition nécessaire à la création artistique ? »), le récit serait donc une manière de retracer la porosité des mondes de l’écrivain, l’interpénétration de ses différents Moi. Ainsi voit-on, au cours de l’histoire, le Patrick Bateman d’American Psycho refaire surface dans la vie « réelle » de son auteur, ce dernier racontant d’ailleurs comment, au moment de l’écriture, il s’était senti « habité » par ce personnage, comme s’il avait écrit sous la dictée – mais doit-on le croire ? Non : De plus, Patrick Bateman était un narrateur notoirement indigne de confiance et si vous aviez réellement lu le livre, vous en veniez à douter que ces crimes aient été commis. Il y avait des indices insistants qu’ils n’existaient que dans l’esprit de Bateman. On aurait donc mal lu American Psycho, alors comment bien lire Lunar Park ?
C’est peut-être du pouvoir démiurgique de l’auteur qu’il est question, de sa capacité à créer des mondes, à les rendre réels par sa seule volonté. C’est sa foi qui fait exister et son seul regard suffit à modifier le monde qu’il observe et à nous convaincre de la réalité de ce monde… et je crois que c’est bien là le point faible de cette œuvre. Ce même genre de problématique a été abordé, de manière plus intéressante, comique, accessible par exemple, dans les ouvrages de Terry Pratchett, et surtout chez Neil Gaiman ( je pense en particulier à American Gods) avec le terrible constat du désenchantement du monde. Que deviennent les Dieux quand il n’y a plus personne pour croire en eux ? Bret Easton Ellis se prendra-t-il toujours pour un grand auteur tant qu’il y aura des gens (des fans-atiques ?) pour le lire ?
On a peut-être mal lu American Psycho mais, au moins, il subsistait une ambiguité sur le personnage alors que la personne, Bret Easton Ellis, ne permet pas cette ambiguité et ne laisse aucune place au doute, ou si peu. Si Bret Easton Ellis est un Dieu, nous avons peut être besoin des paravents de ses petits Jésus. Dieu n'a pas d'histoire.
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