mardi 8 avril 2008

Sophie Calle, artiste qui suit, artiste à suivre


2f770350cf09a83004b45cc334d5105d.jpgIl y a eu un jour où j’ai rencontré le travail de Sophie Calle. J’ai oublié ce jour. Mais je me souviens de tout.
Il y a le jour où j’ai vu son film No sex last night. Cette fois où j’ai acheté ses livres, dans le rayon « inclassables » (!) de mon libraire. La première fois où j’en ai parlé à mes amis. Où il fallait expliquer à quoi ça ressemblait. Et qu’ils m’ont dit que ça me ressemblait. Ce n’était pas vrai. Ca ne me ressemblait pas. Ca ressemblait à certains de leurs fantasmes personnels me concernant, peut-être, mais ça n’était pas moi.
Le jour de ma rencontre avec elle a disparu. Ce n’est pas grave. Je ne souhaite pas faire un travail à partir de cette rencontre. Je souhaite juste rendre compte. De moi. A partir d’elle. C’est marrant de voir comment « à partir », juste cette locution, est ouverte : elle est un début et un affranchissement. Marrant de voir comment, étymologiquement, « partir » englobe partager, « répartition », séparer et se séparer, s’en aller.
Afin de partager mon intérêt pour cette artiste, je vais donc partir de quelques exemples de son travail et l’on verra où cela me mène. Je dis « quelques exemples » mais il en faudrait beaucoup parce qu’il est, je crois, presque impossible de la comprendre sans tout connaître ou presque de son œuvre.
Sophie Calle est d’abord une artiste que j’aime parce qu’elle a énormément travaillé sous contrainte, en s’imposant des règles, à la manière de l’Oulipo et de Georges Pérec, des rituels. J’aime voir comment la créativité s’exerce dans la contrainte. Ainsi, depuis l’âge de 27 ans, elle s’est imposé l’obligation de conserver dans des vitrines tous les cadeaux d’anniversaire offerts par des convives dont le nombre était établi en fonction de son âge. Ce rituel s’est achevé à 40 ans, en présence donc, de 40 invités. Voici comment elle a présenté sa démarche : Le jour de mon anniversaire je crains d’être oubliée. Dans le but de me délivrer de cette inquiétude, j’ai pris en 1980 la décision d’inviter tous les ans, le 9 octobre si possible, un nombre de convives équivalant à mon nombre d’années. Parmi eux, un inconnu que l’un des invités serait chargé de choisir. Je n’ai pas utilisé les cadeaux reçus à cette occasion. Je les ai conservés, afin de garder à portée de main les preuves d’affection qu’ils constituaient. Les photos des vitrines dans lesquelles ont été conservés ces cadeaux peuvent être retrouvées dans le livre « Le rituel d’anniversaire ». J’aime beaucoup l’idée que l’on puisse calmer une angoisse par une démarche claire, simple, ludique et qui permet de se projeter dans l’avenir. Il ne s’agit pas uniquement ici d’une manie de collection, d’accumulation impersonnelle. Il s’agit surtout de se souvenir des témoignages d’amour… que l’on oublie trop souvent, et finalement de voir que l’âge peut être un gain et pas uniquement une perte.
Les contraintes qu’elle s’impose peuvent également s’inscrire dans un jeu. Ce fut le cas dans le cadre de sa collaboration avec Paul Auster. Voici le résumé qu’elle en fait : Dans le livre Léviathan, paru aux éditions Actes Sud [maison d’édition de Sophie Calle également], l’auteur, Paul Auster, me remercie de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction. Il s’est en effet servi de certains épisodes de ma vie pour créer, entre les pages 84 et 93 de son récit, un personnage de fiction prénommé Maria, qui ensuite me quitte pour vivre sa propre vie. Séduite par ce double, j’ai décidé de jouer avec le roman de Paul Auster et de mêler, à mon tour et à ma façon, réalité et fiction. […] L’auteur impose à sa créature un régime chromatique composé d’aliments d’une seule couleur par jour : j’ai suivi le même régime. Il lui fait vivre des journées entières basées sur certaines lettres de l’alphabet : j’ai fait comme elle. Sophie Calle raconte ce projet dans De l’obéissance.

d7619632788cf99e511f685490e37b90.jpgDe manière générale, ce qui m’intéresse surtout c’est l’implication personnelle de Sophie Calle dans ses projets et la manière dont elle traite l’autobiographie et le pacte autobiographique qu’elle nous propose par l’image et par le texte. En voici un exemple, extrait de Dix histoires vraies : Le nez J’avais quatorze ans et mes grands-parents souhaitaient corriger cher moi certaines imperfections. On allait me refaire le nez, cacher la cicatrice de ma jambe gauche avec un morceau de peau prélevé sur la fesse et accessoirement me recoller les oreilles. J’hésitais, on me rassura : jusqu’au dernier moment j’aurais le choix. Un rendez-vous fut pris avec le docteur F., célèbre chirurgien esthétique. C’est lui qui mit fin à mes incertitudes. Deux jours avant l’opération il se suicida.


Le travail de Sophie Calle ne se limite pas à quelques anecdotes, il y en a des dizaines, dont on ne sait jamais si elles parlent de la réalité ou de sa vérité.


38dfff8cd4c05ed6c411c8acab1daf36.jpgJ’ai beau regarder, jamais je ne me souviens de la couleur des yeux des hommes, ni de la taille ni de la forme de leur sexe. Mais j’ai pensé qu’une épouse se doit de ne pas oublier ces choses-là. J’ai donc fait un effort pour combattre cette fâcheuse amnésie. Maintenant je sais qu’il a les yeux verts.
Quand Sophie Calle ne livre pas son intimité, c’est à celle des autres qu’elle se consacre : suivre des inconnus dans la rue, se faire femme de ménage dans un hôtel pour témoigner de leurs occupants, reconstituer une personne, sa vie, à partir de son agenda et répertoire.
Je me suis souvent donné l’occasion de travailler avec des élèves sur certains de ses textes et en particulier sur un extrait de l’ouvrage Disparitions qui rapporte les propos et sentiments de personnes ayant côtoyé des tableaux qui ont disparus (volés, brûlés…). J’ai en particulier proposé plusieurs fois le texte concernant le tableau intitulé Le major Davel Charles GLEYRE.doc qui a été brûlé en 1980. Je trouve ce texte très émouvant.

4d4ebbfbb1686e9df3c860a6ba8112f9.jpgSi j’évoque aujourd’hui cette artiste, c’est parce que je viens de terminer un ouvrage la concernant. Il s’agit d’un essai d’Anne Sauvageot intitulé Sophie Calle, l’art caméléon (PUF - 2007) qui est assez concis, facile à comprendre et permet d’avoir un tour d’horizon assez complet de l’œuvre de l’artiste. Il propose également une réflexion intéressante sur l’art contemporain quand il s’empare de l’intime ou quand il joue sur les codes du reality show. Voici un extrait de l’introduction de ce livre :


J’aime Sophie Calle. Nous aimons, vous aimez Sophie Calle – à moins bien sûr qu’elle ne vous irrite ou ne vous agace trop. En toute réciprocité, Sophie Calle nous aime et vous aime puisqu’elle nous fait présent de son intimité et nous ouvre les porte de sa vie privée en nous donnant à la partager – du moins par procuration. Nous en connaissons les bonheurs et les malheurs, les peurs et les excitations, les amitiés et les indifférences. Sophie Calle se dit, se montre et s’affiche. Nous connaissons les couleurs de ses draps, de ses menus, de ses humeurs et une telle exposition de soi sur la scène publique nous plongerait d’emblée dans la télé-réalité, si nous ne savions que Sophie Calle est une artiste, et non des moindres […] De telle sorte que surgit la question irrépressible : suffit-il d’être une artiste – a fortiori des plus reconnues – pour que s’opère la distinction entre création et consommation, entre délit pour initiés et variété populaire ? Sous son air narquois, la question est sérieuse même si elle est loin d’être nouvelle : suffit-il de nommer l’art pour qu’il en soit et suffit-il d’en conquérir les réseaux mondains et professionnels pour que l’artiste, qui aspire à l’être, en soit une ?


Il y a eu un jour où j’ai rencontré le travail de Sophie Calle. J’ai oublié ce jour. Mais je me souviens de tout.

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