L'auteur montre également à quel point la photographie joue un rôle dans la compréhension que l'on peut avoir de cette guerre : « comprendre combien j’avais été désinvolte, irréfléchi même, traversant le monde entier pour parler avec ces survivants, qui avaient survécu avec rien d’autre, littéralement, qu’eux-mêmes et exhibant la riche collection de photos que ma famille avait conservées depuis des années, toutes ces photos que j’avais contemplées et qui, plus tard, m’avaient fait rêver pendant que je grandissais, les images de ces visages qui n’avaient pas véritablement de valeur émotionnelle pour moi, mais le pouvoir, soudain, de rappeler aux gens à qui je les montrais à présent la vie et le monde auxquels ils avaient été arrachés, il y a si longtemps. Comme j’étais idiot et insensible. »
Mais si les photos peuvent raviver douloureusement la mémoire des survivants, elles peuvent paradoxalement faire « disparaître » presque définitivement certaines victimes :
« Quand j’ai montré ces images mystérieuses à Bruria, dont l’anglais était aussi limité que mon hébreu pour la conversation, elle a secoué la tête tristement et haussé légèrement les épaules. Tous ceux-là, me suis-je dit, en regardant ces visages muets, tous ceux-là sont absolument perdus, impossibles à connaître ».
Cet « horrible décalage » tient au fait même que certains protagonistes refusent que toutes leurs expériences soient divulguées, même si elles envisagent de témoigner un jour. L'auteur en donne l'explication :
«Elle et moi, même au moment où elle l’a dit, savions parfaitement qu’elle n’écrirait jamais un livre elle-même, mais en dépit de ma frustration de ne pouvoir inclure certaines choses qu’elle m’a dite ce jour-là, des histoires et des anecdotes qui pourraient éclairer ce qu’a pu être le fait de traverser la guerre à Bolechow, je comprends parfaitement ce dont elle avait peur, pourquoi elle redoutait de voir ses histoires figurer dans mon livre. Elle savait que dès l’instant qu’elle m’autoriserait à raconter ses histoires, elle deviendraient les miennes ».
Plus loin, c'est la démarche de l'historien de la guerre la grande difficulté du projet qui sont explicitées :« et puis, poursuivant la pensée non dite qui m’avait traversé l’esprit, j’ai dit, avec un demi-sourire, C’est différent d’écrire l’histoire des gens qui ont survécu parce qu’il y a quelqu’un à interviewer, et ils peuvent vous raconter ces histoires étonnantes. En prononçant ces mots, j’ai pensé à Mme Begley qui m’avait dit un jour, en me regardant froidement, si vous n’aviez pas une histoire étonnante, vous n’auriez pas survécu. Mon problème, ai-je poursuivi pour Shlomo, c’est que je veux écrire l’histoire de gens qui n’ont pas survécu. Des gens qui n’avaient plus d’histoire ».
Enfin, au delà de la démarche de l'historien, c'est progressivement une réflexion sur l'humanité en général qui nous est livrée :
« Etre en vie, c’est avoir une histoire à raconter. Etre en vie, c’est précisément être le héros, le centre de l’histoire de toute une vie. Lorsque vous n’êtes rien de plus qu’un personnage mineur dans l’histoire d’un autre, cela signifie que vous êtes véritablement mort ».
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