lundi 7 avril 2008

Sur le fleuve d'Hermann Schulz


af847f64ed31df6826d32693cf3b79d5.jpgCet ouvrage de littérature pour la jeunesse m’a été conseillé par une collègue… qui a très bien fait (merci Séverine !). Le sujet peut paraître un peu ardu de prime abord : Friedrich Ganse, un allemand, est missionnaire en Afrique de l’est dans les années 30. Il vit là avec sa femme, qui va mourir, et sa fille, qui tombe brutalement malade, et qu’il va tenter de sauver. Pour rejoindre la ville et son hôpital, il devra descendre le fleuve et faire escale chaque soir dans un village différent où ils seront pris en charge par les villageois.
L’ouvrage est en fait le récit d’une suite de sauvetages : celui d’un noir qui, par provocation, dès les premières pages, va narguer l’occupant anglais en décrochant leur drapeau et pour lequel Ganse va intercéder. Celui de sa fille, bien sûr, mais c’est surtout du sauvetage de Ganse lui-même qu’il s’agit. Il semble en effet prêcher dans le désert et passe par une sorte de crise de vocation.
« La pluie le bloqua pendant trois jours et trois nuits. Il avait pensé mettre ce temps à profit pour donner des cours d’alphabétisation aux habitants de Bukindo ou prêcher l’Evangile, mais, d’un simple geste intransigeant de la main, le chef du village lui avait fait comprendre que ce n’était pas le moment de parler des dieux. Ganse n’avait pas protesté. » Là est peut-être le problème. L’ampleur de sa tâche de missionnaire est énorme, il ne se bat pas autant qu’il le devrait, d’après lui, et en éprouve un certain sentiment de culpabilité. « Mais, malgré ses nombreux prêches, ses visites dans les cases et les soins qu’il apportait aux malades, presque personne ne s’était fait baptiser et il en éprouvait une grande tristesse. Peut-être était-il tout simplement un mauvais missionnaire ? »
Ganse semble tenir un discours qui n’a pas de sens pour ceux qui l’entourent et même pour lui. Le premier paragraphe de ce récit est éclairant sur ce point : « Les perroquets étaient blottis à l’ombre, dans les plus hautes ramures : ils n’aimaient pas le soleil. Ils attendaient la pluie pour pouvoir lisser leurs plumes. Beaucoup de branches étaient fort abîmées par leurs griffes, leurs becs et leurs fientes. Ils jacassaient et rouspétaient comme de vieux ivrognes auxquels nul ne prête attention, et regardaient d’un air morne la place de la gare de Kigoma, déserte sous le soleil ardent de midi. » Les colons sont à l’image de ces perroquets : inadaptés au climat d’un pays qu’ils souillent et qu’ils toisent avec dédain. Ganse également est un de ces perroquets : il répète un discours qui n’a aucune valeur face à des habitants qui ne le comprennent pas, qu’il prend pour des attardés mais dont les connaissances, pourtant, le dépassent. Un discours perdu entre rationalité médicale et conviction religieuse.

Le voyage qu’il va effectuer, halluciné de fatigue et de peur, l’obligera à revenir progressivement sur sa vie, ses croyances et ses préjugés sur la sorcellerie. Il va enfin s’ouvrir au monde qui l’entoure et en découvrir la « qualité ». « Il avait l’impression d’être lui-même un enfant à qui il faut dire ce qu’il doit faire. Frappé d’une incapacité qui lui était inconnue. Il avait toujours été sûr de lui dans tout ce qu’il faisait, dans la vie quotidienne comme dans son travail. Subitement, c’était tout l’inverse. Il n’avait pourtant pas le choix : il devait prendre une décision. » C’est là un homme que l’inspiration divine a abandonné. Il doit tout réapprendre… y compris à écouter les autres qu’il ne comprend pas, ce qui est un comble vu sa mission : « S’ensuivit une discussion animée et confuse entre les Africains, mais il n’en comprit pas un mot à cause du bruit du moteur », « Friedrich entendait leurs voix de loin, comme dans un rêve : le noir qui prononçait le nom de Gertrud et la fillette qui lui répondait tout bas. Mais il ne comprenait pas ce qu’ils disaient. ». Il va progressivement comprendre que le langage des gestes est le plus important, le plus tangible : « Ils lui parlèrent mais il ne comprit pas un mot. Il essaya de s’adresser à eux en kiha et en swahili, puis en anglais. Vainement. En désespoir de cause, il dit quelques mots en allemand, posa son arme contre un tronc d’arbre et montra la fillette inerte entre ses bras. » L’Esprit Saint était descendu sur les Apôtres de Jésus et leur avait permis de parler toutes les langues. Le vrai langage cependant peut se passer de mots : ce peut être la douleur d’un père dont la fille unique est sur le point de s’éteindre. L’incommunicabilité dans laquelle il est plongé l’inquiète : « Le fait de ne pouvoir s’exprimer verbalement éveillait en lui un sentiment d’impuissance. Il aurait voulu au moins remercier ces gens, leur demander ce qu’ils avaient fait à sa fille. Mais c’était peine perdue : il ravala sa déception. » Ces villageois appliquent pourtant un précepte d’origine religieuse qu’il connaît : ils donnent sans chercher à recevoir. Pourquoi ne le voit-il pas ? Parce qu’il n’envisage pas que les valeurs dont il est porteur puissent avoir une valeur universelle. Il se croit seul détenteur de la sagesse qui lui a été enseignée sans envisager que c’est aussi une valeur qui peut être acquise par l’expérience et qui peut prendre l’apparence de la sorcellerie. Ganse va progressivement le comprendre : « On se décide parfois contre ce que l’on aime, se disait-il, et on ne sait pas ce qu’on aura en échange. On n’a pas le choix. » Ce passage coïncide avec le moment où il perd sa Bible : « Il eut une sueur froide, comme l’impression d’avoir failli à un devoir essentiel. Ou de s’être laissé arracher une arme des mains. » En l’occurrence, il s’agit d’un arme qui tue le vrai rapport à l’autre.

Pour aider sa fille, les villageois, pour qui la transmission orale est vitale, conseillent à Ganse de lui raconter des histoires. Il va donc s’exécuter et raconter une première histoire, sa propre histoire d’un moment d’intimité vécu avec son père et leur chien nommé Ruisseau… je rappelle que Ganse vit un moment d’intimité avec sa fille sur le fleuve. Cette histoire a le pouvoir de redonner un peu de vie à sa fille : « Gertrud avait l’impression de voir la cabane et de sentir l’odeur de paille et de poussière. » Mais c’est surtout à Ganse que ces histoires vont servir. Il s’agit là d’une anamnèse indispensable durant laquelle il va reprendre possession de sa vie qu’il avait laissée de côté au profit de sa mission. Il raconte ainsi sa rupture avec son père et son entrée en religion avec la découverte d’un Père de substitution, tout puissant.
J’en reste là de ce petit exposé, je ne veux pas déflorer davantage cette histoire. Une question demeure : comment conseiller ce livre à un élève de 3ème ou de 4ème ? Premier argument de poids pour un élève : il ne fait que 135 pages. C’est important. On peut ensuite ajouter que cette brièveté n’empêche pas une certaine complexité du message que l’on y trouve, au-delà de tout manichéisme. On peut enfin l’inviter à découvrir les bénéfices de l’ouverture à l’autre quand on ne se ferme pas à soi-même. Il ne lui restera plus qu’à faire son chemin avec ça… même si ça doit lui prendre quelques années !

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