lundi 7 avril 2008

Poétique de Gus Van Sant : Paranoid Park


84788637366761cbdb4b9024be2ef3ef.jpgParanoid Park de Gus Van Sant.

Chaque fois que je sors de la projection d’un film de Gus van Sant, je me trouve dans une sorte d’état d’hébétude assez étrange et les mots me manquent pour l’expliquer. Voilà qui va ravir ceux qui trouvent mes notes beaucoup trop longues !
La première fois que je me suis trouvé dans cet état c’était après avoir vu Gerry sorti en 2002, un film silencieux qui invitait à se taire. On y voyait deux jeunes hommes marcher dans une nature brute et de plus en plus brutale. L’itinéraire était tout autant géographique que psychologique, la trajectoire tragique. Ce fut la même chose pour 49da4dc11d61d2d00a5a8562bb64e761.jpgElephant et c’est encore le cas pour Paranoid Park. Dans ces trois films, des adolescents, à la beauté envoutante, androgyne et évanescente, se déplacent dans un univers sinueux, qui semble hors du monde de ceux qui les entourent. Elephant et Paranoid Park ont de nombreux points communs dans la manière dont ils présentent ces adolescents.
Le premier concerne leurs vêtements : casquettes, pantalons baggy, T-shirt arborant des inscriptions. Ces dernières semblaient avoir un sens dans Elephant où l’on voyait la représentation d’un taureau, ou l’inscription Lifeguard. Force et protection arborées avec nonchalance dans un film annonçant une tuerie dont ils allaient être victimes. Dans Paranoid Park, ces inscriptions semblent plus obscures, les messages sont brouillés, difficilement lisibles. Le signe ne fait plus sens aussi nettement. L’adolescent semble avoir abandonné sa fonction de vitrine.
Autre point commun : l’univers scolaire dans lequel ils évoluent. Nous sommes dans des établissements aux longs couloirs tapissés de casiers dans lesquels semble s’être réfugié leur espace d’intimité. Ainsi, chaque adolescent est rangé dans une case et c’est donc un lieu où se construisent des communautés : les Nerds, les Cheerleaders, les Skaters. Ces communautés ne souffrent aucune porosité ou quand bien même y aurait-il contact, rien de positif ne peut en ressortir. Leurs effets s’annulent.
Ainsi Alex, le héros de Paranoid Park, appartenant aux skaters, ne semble rien ressentir suite à son premier rapport sexuel alors que sa petite amie, appartenant aux Cheerleaders, téléphone immédiatement à sa meilleure copine pour lui dire que c’était génial et qu’elle planifie aussitôt le rapport suivant et l’achat nécessaire de préservatifs. Alex, totalement absent, et absorbé par des problèmes d’une autre sphère, rompra rapidement avec elle. Ce passage m’a d’ailleurs rappelé le court-métrage de Larry Clarck intitulé Impaled, extrait du film Destricted sorti en avril de cette année. Dans ce documentaire, le réalisateur filme de manière très réaliste le casting de très jeunes hommes qui souhaitent tourner dans un film pornographique. Pour certains, c’est l’occasion d’avoir leur premier rapport sexuel. Ils parlent d’eux, de leurs envies et exhibent leurs corps : tous sont épilés, tatoués. Pourquoi ? « Les hommes sont comme ça dans les films X » (je résume l’idée générale). Leur objectif consiste seulement à accomplir une performance sexuelle. La question des sentiments n’est pas évoquée.2e236d3404cdf467cc8c4b1c59181d7a.jpg L’un des garçons sera choisi, aura son rapport avec une actrice professionnelle. Il découvrira à cette occasion que parfois, ce rapport n’est pas toujours très propre, et n’est pas exempt de certains accidents mais peu importe, au moins, il aura « fait du sexe ».

Il suffit d’ailleurs de regarder la définition de « rapport » dans le Robert pour découvrir que cette notion est au centre de Paranoid Park dans toute sa polysémie (ce n’est pas un film français donc, a priori, on ne peut pas jouer sur les parentés sémantiques, mais je m’en moque !). Alex a un rapport sexuel, une relation qui ne relie pas, bien au contraire, qui éloigne. Alex ne sait plus comment faire des relations entre les événements de sa vie et du monde, il ne sait pas quel rapport sa vie peut avoir avec la guerre en Irak, par exemple, même s’il pressent qu’il peut y avoir un lien. Il est à un moment difficile de sa relation avec Jared son ami, qui s’éloigne de lui pour avoir un rapport sexuel, ce qu’il ne comprend pas. Jared s’éloigne alors qu’il avait promis d’être là et c’est à cause de cette défection que les choses vont empirer. Il élabore enfin un rapport circonstancié de ce qui lui est arrivé pour s’en libérer, la seule manière qui lui reste de véritablement relier les choses, dans leurs causes et leurs conséquences. Ainsi, il apparaît comme nécessaire de sortir de soi, de s’objectiver, pour reprendre possession de cet autre qui est soi quand on s’y est à nouveau reconnu.
Pour en revenir au film, le lycée est également un lieu où se manifestent les adultes. Ce sont essentiellement les professeurs de sciences physiques qui sont montrés. Dans Elephant, nous assistons à un cours sur l’atome : l’adolescent est cet atome irréductible qui, si l’on tente de le réduire, devient explosif. Dans Paranoid Park, il est question de la poussée d’Archimède, processus d’action-réaction (la référence aux Choristes n’est peut-être pas si stupide qu’il y parait !) et de débordement qu’il faut apprendre à comprendre. Nous sommes encore dans le rapport cause-conséquence.
Mais la physique rejoint parfois le physique et cette notion de débordement apparaît selon moi d’une manière larvée à travers le vomissement. Les trois jeunes filles de Elephant se faisaient vomir pour rester minces. Elles s’apprêtaient ainsi à entrer dans le pathologique en se soumettant à la dictature vide d’une apparence frelatée. Le petit frère d’Alex vomit chaque fois qu’il mange depuis la séparation de ses parents. Alex vomit après avoir regardé les photos du cadavre de l’homme qu’il a tué. La pression oblige à se vomir, à « rendre » quelque chose qui a été donné et qui est insupportable. C’est dans ces deux derniers cas un signe de souffrance et un outil de protection.
C’est aussi dans les établissements scolaires que le lien hiérarchique est le plus évident. Rencontre du Proviseur, dans Elephant, qui gère les absences – mais de quelles « absences » est-il question ? - ou du policier qui mène l’enquête : ils sont les vecteurs de sanctions possibles alors que les parents sont toujours ou défaillants ou absents. Ces derniers ne sont jamais représentés à part entière : la mère d’Alex est toujours de dos ou lointaine, tronquée. Son père, bien qu’attentionné, est tatoué (trop marqué ? trop inscrit ?), trop éloigné (géographiquement et donc moralement), les parents de Jared sont en voyage. A deux reprises, Alex se montre incapable de parler à son père. Père, pourquoi m’abandonnes-tu alors que je suis incapable de te demander de l’aide ?
Enfin, l’adolescence est montrée comme un moment de passage. Dans Elephant, il s’agit d’un terrible et monstrueux passage à l’acte final. Dans Paranoid Park, le passage à l’acte est initial mais a pour origine la transgression maladroite d’un interdit. Alex, pour passer d’un monde à l’autre, tente de prendre le train en fraude. Il est initié pour cela par une sorte de père de substitution qu’il rencontre dans le fameux parc de la paranoïa. Un homme plus âgé que lui emprunte son skate dont, d’ailleurs, il ne sait même pas se servir parce que son mode de déplacement est autre. C’est lui, en effet, qui initie Alex et lui montre peut-être trop rapidement comment il est possible de franchir le pont en attrapant un train qui passe. Les conséquences seront terribles pour lui. A cet égard, les premières images du film sont symboliques : on y voit un pont sur lequel circulent des voitures en images accélérées. C’est l’espace des adultes. C’est aussi de ce pont qu’Alex jettera son skate-board, outil de déplacements trop lents mais qu’il a trouvés valorisants et esthétiques pendant un certain temps. Et c’est aussi sur ce skate-board qu’on trouvera des traces d’ADN, des traces de son crime et de son état d’adolescent maladroit. Cet objet est donc à la fois l’identifiant de son appartenance à un groupe (il lui sera d’ailleurs dit que le nouveau skate qu’il a acheté fait tapette), l’identifiant de son crime et un objet de passage.
Elephant et Paranoid Park ont un autre lieu en commun : la douche. Les deux tueurs d’Elephant en prennent une avant de commettre leur carnage. C’est d’ailleurs un moment émouvant du film : l’un des deux avoue qu’il aimerait bien embrasser quelqu’un avant de mourir. Alex, quant à lui, prend une douche après avoir tué. Cela donne dans les deux cas parmi les images les plus prenantes à mon avis de ces deux films. Un premier et dernier baiser caché par une vitre de la douche. Un instant magique où Alex, la tête sous l’averse purificatrice est transporté dans le cadre sonore d’une sorte de forêt tropicale sous la pluie. Cette illustration sonore peut paraître saugrenue à ce moment du film, mais elle nous renvoie à l’image d’un adolescent-forêt aux cheveux-branchages d’une très grande poésie, un adolescent-monde.
La bande originale, dans son ensemble, a fait l’objet d’un traitement très soigné. On y repère par exemple une grande utilisation des musiques écrites par Nino Rota pour Fellini et en particulier des extraits d’Amarcord et de Juliette des esprits. bccb7512a481549e53264f9bcb3b25f3.jpgL’un de ces extraits illustre d’ailleurs la scène de rupture d’Alex et de sa petite amie et c’est un morceau d’anthologie très comique à mon goût ainsi qu’une manière intéressante de représenter la scène de rupture. C’est également très amusant de montrer cette scène, où Alex rompt les amarres, en l’illustrant par la musique d’Amarcord.

Plus généralement, je considère ce film comme un véritable objet poétique, qui met la forme au service du fond en employant tous les outils formels qu’un réalisateur a à sa disposition. Images ralenties, accélérées, flous, ellipses, chorégraphies. Ce n’est pas une leçon de cinéma, c’est une leçon d’auteur inscrit dans une tradition de représentation cinématographique, c’est la véritable expression de l’individualité d’un créateur qui a pris l’adolescent pour thème et qui revisite la figure presque christique d’un individu qui ne sait plus s’il est dépositaire des problèmes de son état ou de toutes les difficultés du monde.

Pour en savoir plus sur le tournage, on peut se rendre ici

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